jeudi , 30 novembre 2023

Liberia: le vrai visage de Charles Taylor

Ascension et chute d’un homme qui a fait sombrer son pays et le voisin sierra léonais dans de sanglantes guerres civiles. La CPI l’a condamné à cinquante ans de prison.

Le 26 avril, le Tribunal spécial de l’ONU pour la Sierra Leone (TSSL) a déclaré l’ancien président du Liberia, Charles Taylor, «coupable», notamment de crimes contre l’humanité dans le procès auquel il faisait face à La Haye. Des onze chefs d’accusations qui pesaient sur lui, il n’aura finalement échappé à aucun. 

Au-delà de la controverse que suscite la Cour pénale internationale (CPI), la condamnation de l’ancien président du Liberia est bel et bien méritée pour qui connaît le personnage. Sauf qu’on peut toujours reprocher à cette justice d’être sélective, parce que Charles Taylor n’aurait jamais pu commettre de telles atrocités s’il n’avait pas bénéficié d’importants soutiens qui n’ont malheureusement pas été inquiétés outre mesure.
Une conscience politique précoce

De père Américain et de mère Américano-libérienne, Charles Ghankay Taylor, est né en 1948 à Monrovia, la capitale du Liberia. Dans ce pays dont l’histoire est intimement liée à celle des Etats-Unis d’Amérique et des esclaves affranchis, il bénéficie donc des privilèges qui sont ceux de l’élite américano-libérienne. Le président William Tolbert au pouvoir est la parfaite illustration de cette aristocratie qui considère les autochtones qui représentaient 95% de la population comme des sous-hommes.

C’est dans ce contexte que Charles Taylor qui est issu des deux couches sociales qui s’affrontent au Liberia de cette époque va se forger des idées politiques. Quand il quitte le Liberia dans les années 1970 pour aller étudier aux Etats-Unis, il a déjà la ferme volonté de s’engager en politique pour changer le destin de son pays. Sa conviction est qu’il faut donner aux autochtones plus de dignité, de respect et établir la justice et l’égalité pour tous.

Charles Taylor étudie l’économie au Bentley College dans le Massachusetts aux Etats-Unis d’où il en sort diplômé en 1977. Ses années d’études lui permettent de raffermir ses convictions politiques et de rejoindre par la suite Union of Liberian Associations (Union des associations libériennes – ULA) dont il va devenir le président à son retour au pays. Il est déjà un activiste qui fait parler de lui à cette époque.


Activiste propulsé dans les hautes sphères

Dans son entourage, tout le monde sait qu’il n’a jamais été un admirateur de William Tolbert. Bien au contraire, il fait partie de ceux qui, au sein de l’Union des associations libériennes, critiquent vertement la politique de William Tolbert qui est aux antipodes de celle de son prédécesseur William Tubman. Lequel œuvrait plutôt pour la réduction du clivage et des inégalités sociales entre les autochtones Libériens et les Américano-Libériens.

Lorsque le jeune sergent de 28 ans, Samuel Kanyon Doe, renverse le président William Tolbert en 1980 par un coup d’Etat au cours duquel ce dernier est froidement assassiné dans son lit, Charles Taylor se reconnaît dans la motivation de ce soldat autochtone d’origine Krahn. Qu’importe, s’il fait passer par les armes et en public treize des ministres et hauts fonctionnaires du régime de William Tolbert. Et cela, en dépit des supplications de son voisin et aîné ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, pour qu’il leur laisse la vie sauve. L’actuelle présidente du Liberia, Ellen Johnson-Sirleaf, qui est alors ministre de l’Economie réussit à s’enfuir et s’exile aux Etats-Unis.

Le cœur de Charles Taylor bat pour le camp de sa mère qui est une autochtone. Jeune, inculte et inexpérimenté en politique, le soldat Doe fait de Charles Taylor le directeur de l’Agence des services généraux et son proche conseiller pour les affaires du gouvernement. L’heure de gloire de l’activiste est arrivée.

Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, ceux qui ont connu Charles Taylor reconnaissent en lui un bon disciple de Machiavel. Un ancien diplomate béninois qui a joué les bons offices au Liberia au plus fort de la première guerre civile me confiait il y a quelques années:

«C’est un homme très rusé pour qui seul la fin justifie les moyens. Il n’emprunte jamais les chemins faciles pour arriver à son but. Il est obstiné et pas du tout facile à convaincre.»

L’entrée en rébellion

Nul ne sait, excepté Charles Taylor, ce qui est à l’origine de sa rupture avec Samuel Doe. Toujours est-il que les relations entre les deux hommes se distendent. Samuel Doe l’accuse de détournement de 900.000 dollars sous couvert d’une société fictive et il est limogé. Sans attendre sa monnaie, Charles Taylor s’enfuit aux Etats-Unis. Il se proclame comme le principal opposant au régime du président Samuel Doe, face à l’incapacité de l’opposition politique libérienne à s’organiser.

Malgré maintes tentatives de le faire extrader au Liberia, Samuel Doe n’obtient pas gain de cause. Son avocat réussit à convaincre les juges que son client est poursuivi pour des raisons politiques et non de droit commun. Arrêté et emprisonné, Charles Taylor parvient à s’évader, sans que l’on ne sache comment, et à revenir en Afrique. Il circule entre la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Burkina.

Les chefs d’Etat de ces pays lui prêtent une oreille attentive. Lui-même reconnaîtra d’ailleurs lors d’une interview à Jeune Afrique en 1990:

«La seule personne qui m’ait aidé et que je voudrais saluer ici, c’est le président Félix Houphouët-Boigny. Il est humain, il a accueilli les réfugiés, leur donne un toit, leur donne à manger, les soigne…il a empêché Samuel Doe d’envoyer ses tueurs abattre les réfugiés».

Ce que Charles Taylor ne dit pas, c’est qu’avant qu’il ne déclenche la première guerre du Liberia contre le sergent Samuel Doe qui s’en est met plein les épaules pour vite devenir général, il a d’abord fallu l’ex-guide libyen, Mouammar Kadhafi. Avec le soutien de la Côte d’Ivoire et du Burkina, il est d’abord accueilli dans les camps de formation de la Libye avec l’embryon de ce qui va devenir le National Patriotic Front of Liberia (Front patriotique national du Liberia – NPFL). Etant civil, il en est le chef politique tandis que l’ancien officier de police, Prince Yormie Johnson, connu tant pour avoir la gâchette facile que pour ses beuveries est chargé de prendre la direction de l’état-major en tant que numéro 2.


L’horreur d’un conflit soutenu par des pays voisins

C’est à partir de la frontière ivoiro-libérienne de Danané que le NPFL lance son offensive du 24 décembre 1989 sur le Comté de Nimba. Très vite, il en prend le contrôle sur les forces loyales à Samuel Doe. Les rebelles sont d’ailleurs soutenus aux premières heures par des soldats de l’armée du Burkina qui combattent à leurs côtés. Lors d’une conférence de presse internationale avant sa première élection en 1991, le président Blaise Compaoré reconnaît que le Burkina a soutenu les rebelles de Charles Taylor au début et que quatre soldats y ont trouvé la mort.

Au début du conflit, les armes et les munitions transitent par la Côte d’Ivoire. La révélation par le correspondant de RFI à Abidjan, Robert Minangoy, du soutien de la Côte d’Ivoire à la rébellion lui vaut d’être expulsé du pays. Le NPFL recrute des combattants d’origine Gio et Mano qu’il sait hostiles aux Krahn de Samuel Doe que Charles Taylor entend capturer mort ou vif. Les combattants du NPFL qui s’appellent «scorpions noirs» s’illustrent par des viols, des massacres et l’enrôlement forcé, y compris d’enfants-soldats souvent drogués pour servir de chair à canon.

L’homme que le monde entier a découvert au TSSL avec un regard de chien battu est alors un seigneur de guerre dont les combattants chantent: «the sound on bazooka is like reggae music» (le bruit des bazookas est comme la musique reggae). Pour la première fois depuis la guerre de sécession du Biafra menée par le général Odumegu Ojuku soutenu par Félix Houphouët-Boigny et la France, l’Afrique de l’ouest découvre les horreurs de la guerre à ses portes. Des cadavres qui jonchent les abords des routes et leurs restes que des chiens repus laissent à la putréfaction.

Acculées par le NPFL, les troupes de Samuel Doe essuient revers sur revers jusqu’aux faubourgs de la capitale. Charles Taylor, lui, installe son quartier général à Gbarnga et s’apprête à lancer l’assaut final. Dans ce contexte, les chefs d’Etat des pays de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’ouest (Cédéao) se mobilisent pour épargner les populations civiles d’une guerre qui surpasse en horreur toutes celles que cette région a jusque-là connue.


La vaine tentative d’interposition de la Cédéao

Ainsi naît l’Ecowas Peace Keeping Monitoring Force (Force de maintien de la paix de la Cédéao) de 4.000 hommes à l’initiative du Nigeria qui en prend les devants sous le régime du général Ibrahim Badamosi Babangida. Charles Taylor décide alors à son tour de prendre de vitesse l’Ecomog pour s’emparer de Monrovia avant l’arrivée des premières troupes uniquement de l’armée nigériane. Et il avertit: «si le Nigeria intervient, il serait considéré comme ennemi et combattu au même titre que l’armée de Samuel Doe».

Malgré ses menaces, le Nigeria intervient, non sans réussir a créer une scission au sein du NPFL. Car Prince Johnson décide de collaborer avec la Cédéao et quitte le NPFL pour fonder l’Independent National Patriotic Front of Liberia (Front patriotique national indépendant du Liberia – INPFL). En assistant en 1990 à l’embarquement des troupes nigérianes au Port d’Apapa à Lagos, certains soldats confiant déclaraient: «nous allons débarquer à Monrovia. Charles Taylor ne peut pas nous en empêcher».

Complicité d’avec les crimes en Sierra Leone

Pour avoir une base arrière et des sources de financement sûres, il trouve un homme-lige en Sierra Leone, le caporal Foday Sankoh, qu’il arme et soutient contre le régime du président Joseph Momoh. Le caporal Foday Sankoh qui dirige un obscur Revolutionary United Front (Front révolutionnaire uni – RUF) dès le 23 mars 1991 se révèle pire que son mentor.

Face à la rébellion en Sierra Leone, le jeune capitaine Valentine Strasser de 26 ans, trésorier-payeur des troupes qui combattent Foday Sankoh et son compagnon Sam Bockarie sur le terrain renversent le président Joseph Momoh le 29 avril 1992 avec une soixantaine d’autres jeunes militaires mécontents de leurs traitements.

Quant au RUF qui sévit partout dans le pays, il fait main basse sur les richesses diamantifères qu’il exploite de connivence avec Charles Taylor. Les combattants du RUF inventent ce qu’ils appellent des «manches courtes» et des «manches longues», selon que l’on vous coupe la main au poignet ou le bras au coude dans une guerre qui fait officiellement 10.000 morts et plus de 2 millions de déplacés dont 300.000 réfugiés en Guinée. Et Charles Taylor y développe un important trafic d’armes avec la Sierra Leone en échange de diamants.

En 1996, sous l’égide de la Cédéao, de houleuses négociations conduisent à un accord entre les différentes factions du Liberia pour une élection en 1996. Des négociations qui ont fait dire à Nicéphore Soglo, ancien président du Bénin et président en exercice à l’époque de la Cédéao, à Charles Taylor en des termes peu diplomatiques qu’il n’est pas intéressé par les richesses minières de son pays, qu’il fait tout ce qu’il peut pour les aider, et qu’il a d’autres choses à faires que de s’occuper de leurs problèmes.

A la suite donc de la présidentielle du 19 juillet 1997, le seigneur de guerre porte ses nouveaux habits de président de la République du Liberia. Mais une deuxième guerre civile de 1999 à 2003 déclenchée par le Liberians United for Reconciliation and Democracy (Union des Libériens pour la réconciliation et la démocratie – LURD) soutenue par la Guinée voisine et les accusations de la Cour pénale internationale vont sonner le glas du pouvoir de Charles Taylor.

La Cédéao, sous l’égide du régime de l’ex-président Olusegun Obasanjo du Nigeria, le convainc de quitter le pouvoir en échange d’un exil doré à Calabar, au sud-est du Nigeria. Mais il est arrêté le 29 mars 2006 après deux jours de cavale alors qu’il tente de s’enfuir au Cameroun et livré, à la demande de son pays, à la justice internationale qui vient de le juger «coupable».

Motif du procureur Desmond de Silva de l’Onu: «menace pour la sécurité de l’Afrique de l’ouest». Conformément au mandat de l’Onu voté par le conseil de sécurité, il est d’abord transféré à Freetown en Sierra Leone où il est accusé depuis 2003 de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre par le Tribunal spécial de l’ONU pour la Sierra Leone avant d’être de nouveau transféré à La Haye pour son jugement.

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