
Pour comprendre l’interminable succession de coups de force auxquels nous a habitués la Guinée Bissau, il faut remonter dans l’histoire de ce pays d’Afrique de l’Ouest, coincé entre le Sénégal et la Guinée-Conakry. Le 10 septembre 1974, après de longues années de lutte armée, les guérilleros du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap Vert (PAIGC) arrachent leur indépendance au colonisateur portugais.
Fort de ce rôle déterminant dans l’accession du pays à la souveraineté, ce mouvement politico-armé va dominer la vie politique pendant plusieurs décennies. Et les militaires, initialement tous des anciens maquisards, ont conservé jusqu’à maintenant une place centrale sur l’échiquier national, même si beaucoup des soldats qui la composent aujourd’hui n’ont pas connu l’époque où leurs aînés ont pris les armes pour chasser les colons portugais.
Cette armée occupe une position particulièrement ambiguë. Contrairement à d’autres pays africains, elle n’a jamais, en tant que telle, durablement conservé le pouvoir. En 1999, après avoir démis le chef de l’Etat de l’époque, Nino Vieira, le général Ansoumane Mané, avait rapidement transmis les rênes au président de l’Assemblée nationale, Malam Bacaï Sanha. De même, après avoir renversé Kumba Yala, en septembre 2003, le général Verrissimo Correira Seabra ne tarde pas à nommer un président intérimaire civil, Henrique Rosa. Pour autant, les militaires, parfois pour leur propre compte, parfois dans un subtil jeu de manipulation réciproque avec les hommes politiques, ne cessent de perturber la vie du pays.
Armée pléthorique
L’une des raisons essentielles, même s’il elle n’est pas la seule, tient à une volonté bien ancrée chez une partie au moins —et influente— de cette armée, de défendre coûte que coûte son territoire. Selon un récent rapport de l’ONG américaine International Crisis Group, l’armée bissau-guinéenne est pléthorique au regard du nombre d’habitants.
«Le chiffre généralement évoqué pour la Guinée est de 4 à 5 soldats pour mille habitants, mais si l’on considère les militaires stricto sensu (hors forces de police), le taux est d’un peu moins de 3 pour mille (4.500 soldats pour 1,6 million d’habitants), taux qui reste très élevé, puisque la moyenne des autres pays de la Cédéao est de 1,2 pour mille, indique ICG. Elle est marquée par un très fort déséquilibre entre militaires de rang et officiers, et l’âge moyen est trop élevé. La gestion du personnel et la formation sont désorganisées, et les conditions de vie et de travail de la plupart des militaires sont déplorables», fait savoir l’ONG.
Une réforme du secteur de la sécurité (RSS) a été officiellement lancée en 2006. Une première série de lois organiques pour la mettre en œuvre a été adoptée entre avril et juin 2010. Sur le papier 3.000 militaires sont censés être démobilisés. L’idée étant de créer une armée beaucoup moins pléthorique, bien entraînée et organisée, et dont les soldats seraient correctement payés.
Tout cela pour éviter qu’elle ne cesse d’intervenir dans le jeu politique. Mais ce projet de restructuration, connaît de nombreux ratés, au point que l’Union européenne, qui avait déployé une mission d’appui en 2008, a fini par le retirer en septembre 2010.
Il faut dire que le contexte n’avait rien d’encourageant. Le 1er avril 2010, le chef d’état-major, Zamora Induta, avait été renversé par son adjoint, Antonio Injai, tandis que le Premier ministre, Carlos Gomes Junior, était brièvement arrêté. Dans le même temps, le général Bubo Na Tchuto, accusé de jouer un rôle clé dans le trafic de cocaïne, était réhabilité et n’allait pas tarder à retrouver son poste de chef d’état-major de la Marine, puis d’être blanchi d’accusations de tentative de coup d’Etat.
D’autres incidents ont suivi, comme cette tentative de déstabilisation, attribuée à Bubo Na Tchuto et d’autres officiers, le 26 décembre 2011, jusqu’au dernier coup de force du 12 avril 2012. Cette fois-ci, les militaires ont justifié leur intervention par le rôle croissant de l’Angola en Guinée Bissau, depuis l’envoi d’une mission militaire, censée participer à la restructuration de l’armée, mais perçue par cette dernière comme une force étrangère susceptible de menacer sa position. Mission dont une partie de l’armée et de la classe politique, dénonçait par ailleurs la proximité avec le Premier ministre Carlos Gomes Junior, par ailleurs candidat du PAIGC (et vainqueur potentiel) au deuxième tour de la présidentielle, qui aurait dû se tenir le 22 avril.
Des militaires jaloux de leur position
Dans son rapport, International Crisis Group ajoute aussi:
«Pour les responsables militaires qui ont été mêlés aux crimes des dernières années, tentatives de coup d’Etat, meurtres et trafic de drogue, la question de la retraite mais aussi celle de la garde nationale [qui rééquilibrerait les pouvoirs au sein de l’appareil sécuritaire] sont cruciales.»
Rester dans l’armée, surtout si celle-ci a un monopole sur les moyens de la violence, «leur apparait comme la seule protection contre d’éventuelles sanctions». Ce qui est vrai.
D’autant que de nombreux crimes restent non-élucidés, comme l’assassinat du général Verrissimo Correa Seabra, en 2004, à l’époque chef d’état-major, et surtout ceux, successifs, du président Joao Bernardo Vieira, et du chef d’état-major de l’époque, Tagmé Na Wai, suivis d’autres meurtres de personnalités politiques dans les mois et les années qui ont suivi. Tandis que le trafic de cocaïne semble être toujours une manne dont beaucoup de militaires, voire de personnalités, de tous bords continuent à profiter.
Quoi qu’il en soit, la Guinée Bissau vit une énième période d’instabilité. Dans ce contexte, on reparle de l’envoi d’une force d’interposition en Guinée Bissau. La Communauté des pays de langue portugaise (CPLP), dont la présidence est assurée par l’Angola, a appelé au déploiement d’une telle force sous l’égide des Nations unies et en accord avec la Communauté économique économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), l’Union africaine et l’Union européenne. Un projet similaire avait été déjà été évoqué en 2010, mais n’avait jamais abouti, en raison de l’opposition de l’armée et d’une partie de la classe politique.
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